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Ce besoin d’aménager la nature

Montagne bourbonnaise : sur un chantier de « restauration » de tourbière

Depuis plus de quarante ans, je connais une petite tourbière (1) en bordure du massif des Bois Noirs à quelques kilomètres du bourg de Lavoine (Allier). Situé à l’altitude de 930 m environ, cet endroit paisible ne demandait rien à personne. Un endroit humide tourbeux auquel on ne faisait pas tellement attention. Et puis (dans les années 90), on a commencé à parler des « plantes rares ». Il fallait absolument les montrer au « public ». Alors on a décidé d’aménager la tourbière1. Première dénaturation. On s’est retrouvé un beau jour avec un ponton en bois de 150 mètres de long (2), d’une emprise non négligeable pour une tourbière de cette taille (combien de mètres carrés ont-ils été ainsi sacrifiés sous les planches ?), la traversant d’un bout à l’autre. C’était auparavant un lieu vierge de tout aménagement. L’argument massue était de ne pas piétiner la tourbe et ses plantes ; alors qu’on aurait pu aussi bien admirer un milieu naturel intact dépourvu de tout équipement depuis le bord de la route.

Les plantes : parlons-en. Un vieux chemin monte à travers la tourbière vers le bois. C’était auparavant un chemin un peu creux avec un ruisselet au milieu. Nous avions découvert que des droséras poussaient le long de ce filet d’eau un peu colonisé par les sphaignes sur les bords. Mais lors de l’aménagement, on a trouvé que ce ruisselet n’était pas à sa place. On a nivelé le chemin en le recouvrant de terre pour que les visiteurs ne se mouillent pas les pieds en rejoignant la passerelle en bois. Le comble est qu’on a éliminé la station de droséras sans la voir en aménageant la tourbière dans le but de faire découvrir ses plantes rares ! C’était donc dans les années 90.

Malgré tout, avec les années, le ponton a fini par se patiner, le bois a pris un aspect vieilli, des fougères ont poussé sur les bords, et un rideau de saules buissonnants, de bouleaux et de bien d’autres essences d’arbres l’a peu à peu dissimulé : on ne le voyait presque plus de la route. Et on ne voyait plus la route depuis le ponton. Même si on ne l’avait pas souhaité, celui-ci était devenu un peu plus acceptable, car mieux intégré. Coupé de la route par la végétation, on était en immersion dans le milieu en le parcourant. On passait à côté des Blechnum spicant et d’autres fougères, voisinant avec les myrtilles au pied des bouleaux pubescents, parmi les différentes nuances de vert des sphaignes.

En haut, la tourbière en août 2020 ; en bas, la même après « restauration » (octobre 2020).
L’essentiel de la végétation a été ravagée, y compris sur le talus bordant la route. Le fossé a
été curé et la terre mise par dessus la tourbe. Des plantes très caractéristiques du milieu
poussaient sur ce talus (fougères, etc.).

Et puis est arrivé le chantier de « restauration » de la tourbière (2). Celle-ci avait le malheur d’évoluer naturellement. Car apparemment les arbres n’ont pas le droit de pousser dans les tourbières. Nous avons pu lire (gazette du Syndicat Mixte des Monts de la Madeleine, n° 14) :
« A Lavoine, une tourbière se dégrade du fait des interventions humaines et des tempêtes (chute de branches, montée des eaux et modification de l’alimentation en eau de la tourbière,…). Le SMMM proposera donc, au début de l’automne, un chantier participatif pour aider la commune à restaurer cette tourbière, lieu de découverte d’une flore et d’une faune remarquables. » (écrit en 2019 ; le chantier a eu lieu un an plus tard, à l’automne 2020).
On se demande de quelles « interventions humaines » il s’agit. Tout ce que nous avons vu, c’est la végétation de ce milieu humide évoluer naturellement. Quant aux chutes de branches, elles ont été minimes, et de toute façon c’est quelque chose de naturel. Et nous n’avons pas compris à quoi correspond la « montée des eaux », ni la « modification de l’alimentation en eau de la tourbière ».
En fait, même si ce n’est pas dit, c’était surtout la présence d’une végétation ligneuse qui était visée dans cette « restauration », comme les faits l’ont montré. C’est donc bien l’évolution naturelle d’une tourbière colonisée par les arbres (colonisation qui reste partielle car les arbres ont du mal à pousser dans la tourbe) qui est considérée comme une dégradation. Donc un phénomène naturel incontestable est considéré comme négatif.

Sol bouleversé, arbres coupés ou arrachés, cette tourbière n’avait jamais subi une telle
agression.

 Pour la restauration, on a mis les grands moyens (voir photos). Et cette fois, on peut parler des fameuses « interventions humaines », qui avaient pourtant été pointées du doigt !

 Il y avait eu parfois quelques coupes, mais nous n’avions encore jamais vu la tourbière dans cet état. Une grande partie des arbres et arbustes ont été coupés ou arrachés avec leur motte de tourbe, et entassés de l’autre côté de la route (évidemment à l’aide d’un engin) contre des massifs de saules. Et c’est là qu’il faut parler d’un risque inconséquent qui a été pris. De ce côté de la route, en bordure du bois en face de la tourbière, un vaste massif de végétation herbacée était dominé par deux plantes exotiques envahissantes, la verge d’or du Canada et la Balsamine de l’Himalaya. L’arasement de cette végétation pour entasser le bois coupé a bien sûr dispersé des graines sur le sol. Et compte tenu des allées et venues vers la tourbière lors du chantier, on peut craindre l’introduction dans celle-ci d’au moins une de ces plantes (particulièrement la Balsamine de l’Himalaya qui prospère dans les lieux humides), surtout que ces plantes sont favorisées par des sols remués. Jusqu’à présent, il n’y en avait pas dans la tourbière, car sa végétation serrée les empêchait de s’installer. Mais maintenant que son sol a été bouleversé et que ce couvert végétal a été supprimé, elles ont le champ libre. Il est très difficile de se débarrasser de la Balsamine de l’Himalaya qui s’étend même dans des lieux humides non remués.

 Les arrachages ont conduit à l’apparition de trous dans la tourbière et à la mise en surface de terre et de cailloux. Le fossé a été curé, le talus tourbeux et sa végétation (fougères…) raclé, la terre ou la vase du curage répandue par dessus. C’est ce que l’on appelle « restaurer » une tourbière.

On ne reconnaît plus rien...

Entassement en face de la tourbière des arbres coupés ou arrachés...

 Les essences d’arbres coupés ou arrachés sont les suivantes : saules à oreillettes et cendrés, aulne, bouleaux pubescent et verruqueux, sapin pectiné, hêtre, houx, alisier blanc, sorbier des oiseleurs, merisier, chêne sessile. Il ne reste plus qu’une partie seulement des bouleaux, un malheureux sujet de sorbier et d’alisier, un sapin et un maigre merisier. Mais pour combien de temps ? Tous les saules (sauf un sujet mutilé) de la zone traitée par le chantier ont été coupés ou retirés. Il faut savoir que la haine du saule est un grand classique dans la « gestion » des zones humides. Supprimer les saules à oreillettes, très caractéristiques de ce milieu acide, c’est l’amputer de l’un de ses éléments structurants. On a donc opéré une véritable sélection des essences en n’en laissant pratiquement qu’une. Ne laisser que les bouleaux en faisant disparaître le reste de la végétation spontanée de cette tourbière aboutit à une vision tronquée de ce qu’était réellement ce milieu naturel. Les bouleaux ont de la chance d’avoir une écorce blanche considérée communément comme « jolie », et c’est sans doute pour cela qu’ils ont été en partie épargnés. Mais les sujets qui restent (bouleaux, saule, sorbier…) ont souvent vu leur port dénaturé par la manie de la suppression des branches basses que l’on voit dans les jardins publics. On dirait qu’on a tout fait pour que ce soit la marque humaine et non la nature qui se voie le plus possible : ponton, arbres formatés comme dans les villes…

 Le long du chemin déjà cité, poussaient de jeunes sujets des deux espèces de bouleaux, que l’on pouvait distinguer par l’observation des rameaux (pubescents ou verruqueux). Tout cela a été détruit. Quant aux saules à oreillettes, on pouvait observer quand ils étaient là qu’il s’agit d’une espèce de petite taille, et que leurs chatons, beaucoup plus petits que ceux des saules cendrés et marsaults, apparaissent deux semaines plus tard. Drôle de façon d’aménager un sentier de découverte en supprimant les occasions de faire de la botanique !

 Nous l’avons déjà dit, le long du ponton il y avait plein de fougères. Elles ont été soigneusement éliminées, car c’est manifestement le ponton qui est le plus important… Si leur rhizome est encore là, tant mieux, mais ce zèle montre bien l’état d’esprit qui a prévalu dans ce chantier : « nettoyer » la tourbière de sa végétation authentique, qui par ailleurs faisait écran au dessèchement du sol, pour en faire un espace nu, lamentable et surtout pas naturel.

De l’autre côté de la route, se trouvait en août 2020, devant les saules, une zone de végétation
herbacée avec nombreuses verges d’or du Canada et balsamines de l’Himalaya (en haut). Ce
fouillis de plantes a été arasé pour entasser les arbres coupés ou arrachés dans la tourbière (en
bas). Avec les allées et venues, le risque a été pris d’introduire des graines de ces deux plantes
exotiques très envahissantes dans la tourbière, où elles étaient absentes jusqu’à présent.

 Passons maintenant au sentiment que nous éprouvons désormais en empruntant ce ponton. C’est devenu une impression très désagréable. Ce que l’on voit surtout, c’est la route. Le cheminement intime dans la tourbière, c’est fini. Celle-ci est devenue un terrain dénudé, marron et sinistre. Alors que le ponton était censé éviter le piétinement du sol tourbeux, voici qu’en supprimant la végétation qui le bordait, la tentation est devenue grande d’aller se promener en dehors… Les vêtements multicolores, les voix des visiteurs sur le ponton, on les verra, on les entendra dorénavant de partout. Bravo pour l’intégration au milieu ! Voilà ce que l’on veut en réalité : un espace transparent où quelle que soit la situation, on est partout en vis-à-vis.

 Comment voulez-vous qu’un animal sauvage, mammifère ou oiseau, puisse se cacher, se sentir en sécurité maintenant ? Être à l’abri des regards : cette exigence essentielle de la faune si évidente n’a pas l’air de l’être pour certains. On nous l’avait pourtant bien dit : « lieu de découverte d’une flore et d’une faune remarquables ». Ce qui est remarquable, c’est la désolation.

Le ponton a été « nettoyé » de ses fougères, l’écran de végétation qui l’isolait de la route a
été supprimé.

 Avant, on voyait les rondes de mésanges qui passaient d’un côté à l’autre de la route, se servant des saules comme relais. Des fauvettes nichaient et chantaient dans ces buissons. Des bouvreuils venaient s’y nourrir. Les chatons des saules attiraient abeilles, bourdons, papillons, pouillots, etc. On a créé un lieu invivable pour tous ces oiseaux et insectes.

 Les lézards vivipares de la tourbière, soumis à la brutalité de ce chantier, les tritons alpestres qui se trouvaient dans le fossé avant son curage, on aimerait bien aussi savoir ce qu’ils sont devenus. Tout comme les multitudes d’insectes, tels que criquets et sauterelles, chrysalides de papillons dans les saules (Grand Mars changeant, etc.) et j’en passe.

 Nous avons eu affaire à une forme caricaturale de ce que l’on nomme « restauration d’une zone humide ». Le but de tout cela n’est pas de montrer un milieu naturel authentique, mais une nature maîtrisée au maximum, bridée dans toutes ses manifestations et façonnée suivant l’idéologie d’une domination. Et cette réalisation est sous l’égide de Natura 2000 !

 S’agissant du mode opératoire, il est invraisemblable de constater que c’est un chantier agressif qui a été choisi pour mettre en valeur un milieu, sa faune et sa flore que l’on sait justement vulnérables ! On peut se demander comment de telles méthodes, affichant les traces d’un zèle intense et systématique, motivées par de douteux objectifs de conservation, peuvent encore perdurer aujourd’hui pour des opérations de ce type dans des habitats naturels aussi fragiles.

 Si l’on avait travaillé en dégrossissant les saules et autres essences pour éclaircir, ce qui n’aurait jamais conduit à un bouleversement du sol, le chantier aurait été plus acceptable. C’est de cette manière qu’on aurait mieux fait apparaître les fameuses plantes rares (celles qui restent : trèfle d’eau, etc.) sans porter atteinte au milieu.

Avant : le ponton était devenu un peu plus acceptable...

Après « mise en valeur »... N.B. : se souvenir que cette tourbière était un lieu vierge de tout
équipement.

 La tourbière montrera peut-être ses capacités de résilience. Mais le fameux « ça va repousser », prévisible en pareil cas, est une réponse trop facile. Car on a non seulement modifié le milieu, c’est un euphémisme, mais on l’a en plus simplifié à l’extrême. Certes, ça va repousser. Mais d’une façon qui n’est pas la direction prise par l’évolution spontanée du milieu avant son bouleversement. Le choix a été fait de contrer la nature, comme si c’était toujours la seule option possible. On reste donc encore incapable de concevoir la possibilité d’une intervention prudente et mesurée respectant l’identité du milieu sous tous ses aspects.

 Enfin, il ne faut pas négliger les conséquences de ce type de remodelage aux normes d’une pseudo-nature « présentable », véritable effacement de la réalité, susceptible d’entraîner le conditionnement d’innombrables visiteurs à toujours plus d’interventions et d’aménagements, autrement dit l’adhésion aux principes de la dénaturation.

 Ce qui doit être modifié, ce n’est pas le milieu. C’est l’attitude générale à l’égard de la nature.

Coupe des branches basses d’un bouleau pubescent. Un formatage aux normes des jardins
publics.

1)La commune de Lavoine et l’ONF.
2) Avec une borne d’information expliquant par un schéma improprement réutilisé que cette tourbière s’est
formée « il y a quelques millions d’années » par comblement d’un petit lac. Celui-ci n’a jamais existé : c’est une
tourbière de pente issue de sources ou de suintements, qui est beaucoup plus récente (il faut retirer trois ou quatre
zéros). La tourbière se serait passée d’une telle « information »…
3) Cette fois par le Syndicat mixte des Monts de la Madeleine et la commune de Lavoine.

Etienne PIÉCHAUD

Membre de France Nature Environnement Allier, de la Société Scientifique du Bourbonnais et de la Ligue de Protection des Oiseaux

Novembre 2020

Publié par FNE Allier

Le Vendredi 21 mai 2021

https://www.fne-aura.org/actualites/allier/ce-besoin-damenager-la-nature/

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